Si Sayuki avait appris quelque chose le soir de ses fiançailles, c’était de ne jamais dévoiler ses sentiments à autrui. Cela ne lui avait apporté que douleur et amère déception. La violence du refus de son maître qu’elle idolâtrait avait ébranlé la confiance en elle de la toute jeune fille qu’elle était. Si auparavant, elle copiait les minaudages de ses grandes sœurs, il en fut fini. Elle réagit avec autant de violence que l’humiliation qu’elle avait ressentie, elle se mura dans un silence obstiné avec tout membre du sexe opposé. Pas le genre de silence soumis que l’on apprend aux jeunes filles du clan de la Grue qui baisse le regard et reste à leur place, mais un silence orgueilleux, au regard indompté qui vous fixait si longtemps que cela en devenait inconvenant, semblant annoncer clairement que l’on n’obtiendrait pas d’elle ce que l’on souhaitait.

Ce changement d’attitude ne manqua pas d’interroger ses proches, elle qui était naguère d’un caractère certes obstiné, mais agréable et plus timide que provocateur… était devenue une sauvageonne, effectuant certes tout ce qu’on lui demandait mais sans apporter une once de bonne volonté. Horiuchi Shoko, sa grande sœur, lui trouvait bien des excuses mais c’était moins le cas de son père qui en était fort contrarié, quant à Isawa Etsujiro, il se contentait de l’observer sans commenter son attitude, de peur de la renforcer encore.

Pourtant un soir, lors du repas familial, son père finit par taper du poing sur la table, un silence mal à l’aise tomba et se tournant vers sa fille cadette, il la tança vertement : « Veux-tu en finir de cette attitude indocile, Sayuki-san ? Tu insultes nos hôtes par tes rebuffades et tes silences inconvenants ! J’attends de ma fille qu’elle soit digne de son rang et qu’elle fasse honneur à la famille, pas qu’elle nous donne la réputation d’être des sauvages ahuris incapables de communiquer… ! »

 Sayuki rougit violemment et serra les poings par-dessous la table… Esquivant les regards équivoques l’encourageant à s’excuser pour son comportement ces derniers mois. Au lieu de ça, elle regarde droit devant elle, le visage fermé et fini par dire d’une voix tranchante : « Père, avec tout le respect que je vous dois, vous prenez ombrage que je ne prenne pas la parole, mais me demandez-vous mon avis quand il s’agit de décider de mon existence ? Que je me taise ou que je m’exprime, quelle importance, qui de ces messieurs s’en soucient ? Je n’ai de toute façon pas voix au chapitre… Si mon silence vous fait ombrage, il est encore le seul pouvoir que j’ai sur ma personne de ne pas vous donner l’impression que j’approuve ».

 Dans la petite salle, le silence était épaix qu’un brouillard de novembre. Elle ne cilla pas. Se repoussa en arrière tout en restant assise et se retira avant même d’avoir obtenu la réponse à cette nouvelle rebuffade. Tous les membres présents échangèrent des regards nerveux. Yukihira la regarda sortir la bouche ouverte, estomaquée par son audace ; il désapprouvait le mariage organisé de Sayuki et admirait la rébellion silencieuse qu’elle avait mise en place, sans jamais avoir osé lui dire.

Sayuki marchait d’un pas décidé vers ses appartements, elle se sentait étonnement serein. Son père n’avait jamais aimé les châtiments physiques, mais peut-être qu’elle y aurait droits cette fois. Cela n’avait pas d’importance. Elle avait fait ce qui lui semblait juste selon ses moyens et elle en payerait les conséquences avec joie. Elle ne voulait pas de ces fiançailles avec cet ampoulé de courtisan impérial. Elle ne ferait aucun effort, si son attitude de sauvageonne le faisait fuir, et bien, tant mieux. Elle préférait encore finir vieille fille et aller le monde comme sa sœur Shoko, plutôt que de servir de bonnes petites épouses dans une cour, entourée de péronnelles caquetantes et conspirant par ennuie dans des soies brodées. Ce n’était pas la vie qu’elle voulait et c’était celle qu’on voulait lui imposer.

Elle attendit pendant des heures. Elle ne dormit pas ce soir-là. Elle attendait le moment où l’on viendrait la quérir mais il n’en fut rien. Sayuki en fut presque déçue. Cela lui enlevait du mérite, cela lui supprimait un peu du prestige d’avoir provoqué un esclandre… Comme si une fois encore, on ne l’avait pas entendue.

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Au petit matin, Sayuki sortit de sa chambre, la maison était anormalement calme… Pourtant, elle voyait bien les serviteurs s’agiter en tous sens, il y avait une étrange effervescence … silencieuse. Avec curiosité, elle se rendit dans la grande salle mais n’y trouva personne… Mais par la fenêtre, elle vit que des chevaux avaient été préparés dans la cour d’accueil, y compris Haneki, sa pouliche.

Mal à l’aise, elle se rendit d’un pas rapide vers le porche. Elle croisa le regard de sa grande sœur, Shoko qui se tenait non loin de là, les bras serrés devant sa poitrine, mais elle détourna les yeux. Quelques instants plus tard, quelqu’un passa brusquement à côté d’elle, elle tourna la tête, surprise, mais Etsujiro ne s‘arrêta pas, il marcha d’un pas énergique jusqu’à sa monture et ajouter un petit baluchon de cuir à d’autres bagages plus conséquents. « Est-ce que mon maître doit s’en aller ?… Serait-ce ma punition ? » pensa-t-elle… Elle voulut se diriger vers son maître mais elle s’arrêta net lorsqu’elle entendit des voix provenir du couloir, elle reconnut la voix douce de son ami d’enfance, Yukihira qui disait d’une voix plaintive : « Pourrais-je y aller également, Shem-Zee-sama ? J’aimerai beaucoup voir du monde… » mais il n’eut pas le temps de terminer que la voix grave de son daimyo le coupa « Sayuki doit éprouver la solitude et la rudesse du vaste monde, ce n’est qu’ainsi qu’elle comprendra qui sont ses véritables alliés. Alors seulement, elle regrettera la douceur de son foyer. Ce n’est qu’ainsi qu’elle forgera son caractère et sera, peut-être, digne de son clan. Yukihira-kun, je sais que tu voudrais plus que tout l’accompagner mais j’ai d’autres projets pour toi… ». Il y eut un silence… et la voix éteinte, il répondit : « Bien, Shem-Zee-sama. Comme il vous plaira ».

Son père sortit, suivit par Shoko. Yukihira suivait la tête basse, quelques pas derrière.

« Ma fille, j’ai décidé que tu partais dès maintenant pour Shiro Iuchi, c’est là-bas que tu y continueras ta formation avant de rejoindre le nord. Pour ta sécurité, je ne peux te priver de ton Maître, ainsi il t’accompagnera, mais tu feras ton chemin, seule, et nous verrons dans quelques années ce que tu auras à dire. Nous nous reverrons à ton gempuku…. Vous deux, que vos adieux soient aussi bref que possibles. » 

Il la regarda en silence et comme sa fille le soir précédent, inclina la tête sans attendre de réponse et repartit à l’intérieur du Kyuden.

Sayuki compris que telle était la punition que son père avait décidée pour elle, la priver de ses proches pour l’envoyer chez des inconnus qui n’auraient de toute façon aucune envie de l’entendre geindre. Elle déglutit péniblement, mais si elle sentait les larmes lui monter aux yeux, elle resta droite et fière, dans son kimono trop léger pour un voyage de cette durée. Elle accepta sans broncher les vœux et les aurevoirs de celle qui avait été une mère pour elle et de son ami, sans même savoir quand elle les reverrait.

Etsujiro l’attendait déjà, un samurai de la famille les attendait un peu plus loin pour les escorter jusqu’à la frontière de la famille. Sayuki n’osa rien dire, elle grimpa en croupe, sachant pertinemment que dans cette tenue, le voyage allait vite devenir un enfer… Mais trop fière pour demander à pouvoir se changer. Elle salua une dernière fois les seules personnes venues lui dire au revoir avant de partir au trot en direction de l’inconnu…

Ils chevauchèrent ainsi en silence pendant plusieurs heures et Sayuki comprit aussi aisément que son oncle avait eu pour consigne de ne pas lui adresser la parole… Elle accepta la sentence en silence, elle ne pouvait rien faire d’autre, tout en serrant les dents alors que la peau tendre de ses cuisses s’irritait toujours plus à mesure que la chevauchée perdurait.

Au bout de trois heures, quand Horiuchi Senza prit congé, ils continuèrent encore un peu en silence puis son maitre bifurqua vers un coin ombragé. Il arrêta sa monture, sauta à bas et récupéra le baluchon en cuir qu’il avait pris plus tôt. Il le tendit à son élève : « Allez-vous changer, Asami-san ». Dit-il simplement. Elle aperçut sa tenue d’équitation, pliée soigneusement… Elle attrapa le paquet et jeta à son maitre un regard d’intense gratitude. Elle se précipita aussitôt dans le bosquet.

Elle revint, habillée d’une tenue beaucoup plus appropriée. Elle savait qu’il était en colère d’avoir été obligé de partir aussi vite à cause du caprice de son élève et qu’il allait certainement lui rebattre les oreilles quant à sa conduite…  Mais la bonté de son geste malgré sa punition l’avait remplie de gratitude et elle n’avait pas besoin d’autres preuves d’affection pour se sentir bien mieux et accepter ce grand changement dans son existence.

« Merci Maître… » dit-elle seulement avant de remonter en selle. Ils repartirent en silence, Etsujiro la précédant… mais cette fois, Sayuki avait le sourire aux lèvres. Elle rêvait de partir en voyage, seule, avec son maître depuis des années… Elle n’allait quand même pas manquer cette occasion unique. Il était là, et après tout, dans son cœur c’était la seule ancre dont elle pensait avoir besoin…